L’écrivaine Jamila Rahal auteure du roman historique « Tu es plus libre que tes geôliers » paru chez Casbah Editions, a écrit pour Cheneyen Magazine un très beau texte intitulé « Nous leur dirons, mon ange… » qui exprime avec sagesse et un sens artistique certain notre malaise devant la terrible tragédie qui se déroule en Palestine, à Gaza. Hassen Ksantini, Cheneyen Magazine.

«Nous leur dirons, mon ange…» par Jamila Rahal
Une dame élégante est entourée d’un essaim de personnes affairées à la poudrer, à la maquiller et à ajuster chaque mèche de ses cheveux pour la rendre encore plus belle.
Un homme, très élégant lui aussi, subit le même traitement. Tout en se laissant faire, l’homme et la femme montrent des signes d’impatience. Puis, absolument impeccables, ils se dirigent vers une immense table d’une blancheur immaculée. Ils discutent et échangent des propos plaisants, tout en ajustant leurs micros et leurs oreillettes.
– Qui sont ces personnes, maman ? demande la petite fille.
– Oh ! ce sont des personnes très importantes. Elles sont là pour parler à des millions de gens.
– Des millions ! Et de quoi vont-elles parler, maman ?
– De la guerre.
– De la guerre ? Mais que connaissent-elles de la guerre ? demande l’enfant, sceptique.
– Elles sont très intelligentes, tu sais ? Elles sont capables de parler de tout un tas de choses.
La petite fille regarde leurs mains écorchées, leurs membres entravés dans le fer et le béton, leurs vêtements déchiquetés, leur peau au teint indéfinissable. La poussière blanche qui recouvre leurs cheveux leur donne l’allure de deux petites vieilles. Elle se dit que si on le lui demandait, elle saurait parler de la guerre.
– Que disent-elles, maman ?
– Elles disent que des tonnes de bombes sont déjà tombées sur nous. Et même qu’elles continuent de tomber sur des maisons, des hôpitaux, des écoles, des ambulances.
– Et tu dis que des millions de gens écoutent ?
– Oui mon ange, des millions.
– Alors, ils vont venir nous sauver ?
– Oui mon ange, murmure la maman après une légère hésitation.
Maman…
Oui mon ange.
– Cette bouteille d’eau sur la table, juste devant la dame. Il suffit qu’elle tende la main pour l’attraper si elle en a envie.
– Mais toi aussi, mon ange. Nous avons nos rêves pour nous, ne l’oublie pas. Ferme les yeux et savoure. Tu sens l’eau couler dans ta bouche ?
– Oui maman, dit la petite fille en passant une langue râpeuse sur ses lèvres sèches.
Elle ne le dira pas, mais tout ce qu’elle sent, c’est le goût du métal et de la terre qui obstrue sa gorge.
L’élégante dame se lève et se dirige vers deux autres personnes qu’on n’avait pas encore vues et qui s’agitent derrière des fourneaux. Elle secoue ses doigts pour mieux happer le fumet délicat qui se dégage des marmites.
– Ces personnes derrière les fourneaux… elles aussi sont là pour parler de la guerre ?
– Non mon ange. Elles, elles sont là pour le divertissement.
– Pour le divertissement ?
– Oui, car à ces millions de gens qui écoutent et regardent, si on ne parlait que de guerre, ils s’ennuieraient.
– Tu as vu toutes ces bonnes choses maman ? Ces personnes peuvent en manger autant qu’elles le désirent, dit la petite fille avec envie. Il leur suffit de tendre la main.
– Mais toi aussi, mon ange. Rappelle-toi. Nous avons nos rêves. Tiens, de quoi as-tu envie, là, tout de suite ?
– C’est facile ! dit l’enfant sans hésiter. Une grosse miche de pain toute chaude avec plein de beurre et de miel.
– Alors ils sont à toi. Ferme les yeux et savoure.
– Oui maman, dit l’enfant obéissante.
Mais tout ce qu’elle a dans la bouche, c’est une infâme pâte d’argile. Si seulement elle pouvait avoir un peu de salive. Ça serait moins pénible. Si elle pouvait bouger un peu aussi… juste un tout petit peu.
– Que disent ces personnes maintenant à propos de la guerre, maman ?
– Que… que tout est de notre faute, dit la maman, surprise.
– Comment ? Mais pourquoi ? Qu’avons-nous fait, maman ?
– Rien je t’assure, rien du tout !
– Et que disent-elles encore ?
– Qu’elles sont tristes.
– Elles sont tristes pour nous ? s’émeut l’enfant.
La maman secoue la tête.
– Pas pour nous ma fille… pas pour nous. Elles sont tristes pour eux.
– Mais pourquoi ?
– Elles disent que nous sommes méchants. Que parce que nous les obligeons à nous tuer, cela les rend tristes. Alors à leur tour elles sont tristes pour eux.
– Mais c’est absurde !
– Oui ma fille. Absurde ! murmure la maman, incapable à partir de là d’insuffler le moindre espoir à sa fille.
Lasse, la petite fille ferme les yeux. La voyant ainsi, la maman ferme les siens à son tour.
– Ouvre tes yeux maman ! Voies comme tu es belle !
La maman cligne des yeux et les ouvre avec précaution, éblouie. Elle s’extasie.
– Toi aussi tu es belle ma fille, si merveilleusement belle !
Elle passe une main légère sur la chevelure lustrée de l’enfant, puis elle enroule une boucle brune autour de son doigt. Elles sautillent et tendent les bras devant elles, libres de toute entrave. Plus de décombres qui pressent leurs corps, pas le moindre grain de poussière. L’air est translucide.
– Comme ce monde est merveilleux, maman !
La maman a tout compris.
– Il l’est ma fille, car c’est un monde de vérité.
Main dans la main, elles courent sur l’herbe fraîche et arrivent sous une cascade. Elles se laissent submerger et ouvrent largement la bouche pour recueillir l’eau la plus savoureuse qu’elles aient jamais bue.
– Regarde, maman ! dit encore la petite en tendant un doigt devant elle.
– Un banquet ! s’exclame la maman, émerveillée.
Elles courent dans la direction indiquée et découvrent des mets inconnus d’elles. Cependant, la fillette est en quête d’autre chose. Enfin, son regard tombe sur un amoncellement de pains ronds et fumants. Elle en prend un, le fend par le milieu, et l’enduit généreusement de beurre et de miel. Elle le savoure tout entier. Sa maman en fait autant.
– Maman… ces personnes importantes qui parlent à des millions de gens, tu peux encore les voir ?
– Non mon ange. Elles sont très loin à présent.
– Mais peut-être qu’on les reverra un jour ?
– Peut-être…
– Alors, nous leur demanderons pourquoi elles ne se sont pas senties tristes pour nous.
– Cela me paraît juste.
– Nous leur dirons qu’elles ne sont pas si intelligentes. Et qu’elles parlent de choses dont elles ignorent tout.
– Nous leur dirons, mon ange.
Jamila Rahal
Texte écrit le dimanche 12 novembre 2023. .
Copyright. Droits exclusifs réservés ©Jamila Rahal. Reproduction interdite.
Note du rédacteur

Dans ce poignant récit qui aborder un sujet difficile avec une sensibilité artistique, Jamila Rahal dénonce, sans les nommer, l’absurdité de la position des médias Occidentaux alliés d’Israël qui ne cachent même plus leur double langage et leur double standard.
A travers les yeux d’une petite fille et de sa mère, elle tisse une narration puissante qui déconstruit le narratif de l’occupant et de sa propagande deshumanisante parfaitement relayée par ses soutiens. Sans la moindre parole légitimement blessante pour l’agresseur, l’auteure nous guide à travers un voyage émotionnel où la voix de l’enfant devient un cri poignant contre l’injustice et l’absurdité qui perdurent. Dans un style qui n’appartient qu’à elle, elle décrit le martyre de la femme et l’enfant de Gaza.
On est incapable d’abandonner la lecture du texte avant de savoir ce qu’elles vont devenir. Et puis on s’aperçoit, en fait, qu’elles sont déjà mortes. Comme des milliers de morts palestiniens coupables de résistance et responsables des « tués » israéliens victimes humanisées, elles.
« Nous leur dirons, mon ange… », se révèle comme une puissante dénonciation de cette inqualifiable indifférence de la communauté occidentale dominante envers la tragédie que vit le peuple palestinien. À travers une narration subtile, Jamila Rahal expose la dualité entre la réalité brutale des Palestiniens et l’apparente inconscience des voix influentes et inutiles pour la paix et la justice.
Au-delà de la narration, je considère ce texte comme un appel à la conscientisation et à l’empathie envers la souffrance du peuple palestinien. Merci à Jamila Rahal de nous rappeler l’importance de la compassion dans notre quête commune de paix et de justice.
Hassen Ksantini, Cheneyen Magazine.

